La « cancel culture » ou la culture du nombril
La culture de la dénonciation souligne la disparition totale de la notion de miséricorde et d’acceptation de l’autre dans notre société.
La « cancel culture » ou la culture du nombril
La culture de la dénonciation souligne la disparition totale de la notion de miséricorde et d’acceptation de l’autre dans notre société.
Notre enfance est peuplée de héros sortis de romans, de bandes dessinées, de films ou de séries culte qui ont nourri notre imaginaire et les histoires que nous nous racontions. Ces héros étaient forts, habiles, malicieux, drôles parfois, un peu iconoclastes et ils gagnaient toujours. Ils étaient ancrés dans un esprit de compétition ou de réussite, le refus de la fatigue ou l’obstination, l’adhésion à des valeurs chevaleresques ou dans la quête d’un savoir, la soif de la justice ou la défense d’une cause, le travail pour la science ou la découverte de nouveaux mondes.
Je reconnais qu’il s’agissait là de l’imaginaire du petit garçon que j’étais : les petites filles n’étaient pas en manque d’héroïnes même s’il faut noter qu’elles sont sous-représentées dans la littérature jeunesse. Mais que ce soit pour les filles ou les garçons, cette littérature proposait et propose encore un dépassement de soi. Il s’agit, à travers d’aventures, d’une histoire, de découvrir, de devenir, de grandir en somme et l’identification de l’enfant au héros lui permet de vivre ce même mouvement et de découvrir, devenir et grandir. J’ai peur que les jeux vidéo ou les smartphones, qui figent un peu l’imaginaire, n’empêchent les jeunes de rêver comme j’ai pu le faire enfant en dévorant la bibliothèque verte.
Découvrir et grandir
Devenant adultes, nous découvrions de nouveaux héros, des vrais cette fois-ci, non plus tirés de l’imaginaire de conteurs mais de la vie quotidienne. Les livres d’histoire nous ouvraient à des épopées de scientifiques, militaires, explorateurs, conquérants, médecins du bout du monde ou figures caritatives décapantes. À travers ces héros se dessinaient aussi les romans nationaux, tant décriés aujourd’hui. Ces figures avaient marqué l’histoire d’un pays, d’une culture, d’une civilisation et constituaient la trame pour une identification collective. Le génie des hommes, leur altruisme, leur sens du service, leur curiosité étaient incarnés dans des personnes réelles, ayant vécu sur notre terre. Ces figures nous permettaient de deviner les héros des temps modernes, ceux et celles qui, à l’aube de notre âge adulte, pouvaient nous faire rêver et nous tirer vers le haut.
Las, j’eus 20 ans dans les années 1980 et les héros devenaient des figures ayant économiquement réussi. La richesse devenait le sommet de la gloire, loin d’un Phileas Fogg prêt à tout perdre pour prouver que l’on peut faire le tour du monde en quatre-vingts jours, ou d’un Neil Amstrong ne cherchant qu’à alunir. La richesse ne me faisait pas rêver et ne me paraissait pas être une réalité qui nécessite qu’on lui consacre son existence.
La culture de la dénonciation
Trente ans plus tard, même si les jeunes ont encore des héros dans leurs livres, le principe de l’héroïsme a disparu. Il ne s’agit plus d’accomplir de grandes choses mais de dénoncer. Il ne s’agit plus de faire mais d’être dans le bon camp et de dénoncer le mauvais camp. La cancel culture bat son plein : cette culture du bannissement de toutes les figures anciennes ou contemporaines qui ne correspondent pas au standard d’une moralité contemporaine. On veut déboulonner des statues, on donne des noms de rues à des personnes qui n’ont rien fait si ce n’est être des victimes, on accuse a priori des groupes de personnes pour ce qu’elles sont et non ce qu’elles ont réellement fait. On se regarde soi-même et on se trouve tellement beau, tellement victime, que l’on accuse tous les autres. Ce lynchage médiatique permanent crée une peur diffuse de se trouver cloué au pilori à la première phrase mal interprétée, à la première imprécision de langage.
L’ambiance générale de cette culture du bannissement souligne la disparition totale de la notion de miséricorde et d’acceptation de l’autre dans notre société.
Il peut être utile et nécessaire de condamner les comportements scandaleux de certaines personnes. L’Église a été mise en accusation pour avoir couvert des faits gravissimes et c’est heureux car cela a permis une prise de conscience et des actions concrètes. Mais l’ambiance générale de cette culture du bannissement souligne la disparition totale de la notion de miséricorde et d’acceptation de l’autre dans notre société. Nul ne peut se racheter de ses fautes d’un côté, et il faudrait s’excuser a priori de ce que l’on est et des privilèges que l’on peut avoir au lieu de demander pardon des éventuelles fautes commises. Procès d’intention, jugements a priori, refus de la discussion et de l’écoute, interdiction de la prise de parole publique au nom de la défense de « valeurs » nouvelles sont désormais quotidiens.
Se dépasser
Comme chrétien, je contemple Jésus assis en face de la femme adultère. Il se tait, écoute, dessine des traits sur le sol et rejette toute forme de lapidation en interrogeant les accusateurs sur leur propre moralité. Face à cette culture de la lapidation médiatique et sociale, seule l’attitude de Jésus peut nous permettre de continuer à vivre ensemble. Face à cette moralité de la condamnation et du rejet a priori, il nous faut remettre des figures de héros et de dépassement de soi à notre jeunesse pour arrêter la culture du nombril narcissique.
- Père Pierre Vivarès - Publié le 05/02/21 sur Aleteia