Sept grandes priorités de l’enseignement social dans Fratelli Tutti
Derniere encyclique du Pape Francois
Sept grandes priorités de l’enseignement social dans Fratelli Tutti
En appelant les hommes à bâtir une « amitié sociale » dans sa nouvelle encyclique Fratelli tutti, le pape François reformule aujourd’hui l’idéal de la « civilisation de l’amour » que Paul VI, son principal inspirateur, avait exprimé en 1975. Il développe sept grands thèmes de l’enseignement social de l’Église que les papes précédents ont déjà évoqués.
Le pape François approfondit l’enseignement social de ses prédécesseurs avec le ton très direct qui lui est propre, rompant avec le style plus académique de son devancier immédiat Benoît XVI, mais prolongeant souvent sa pensée et celle des autres papes dans la fidélité à un héritage commun. Alors qu’il avait fait en 2015 de sa précédente encyclique Laudato Si’ un manifeste de l’écologie intégrale de l’Église, avocate des hommes et de la nature création divine, François présente explicitement Fratelli tutti comme une encyclique sociale.
Il s’appuie d’abord sur un diagnostic des obstacles du monde actuel à une « promotion de la fraternité universelle » : outre le contexte dramatique nouveau de la pandémie de la Covid-19 (qui, dit-il, « a réveillé un moment la conscience » de constituer « une communauté mondiale », mais peut ensuite laisser transformer un « sauve qui peut » en un « tous contre tous »…), le Pape observe comme autant de « signes de recul » de l’histoire des « conflits anachroniques », le retour des nationalismes et l’essor de nouveaux égoïsmes souvent véhiculés par un « néo-libéralisme » économique vecteur d’injustices récurrentes. Il cite cette analyse de Benoît XVI dans son encyclique de 2009, Caritas in Veritate, publiée au lendemain de la crise financière mondiale de 2008 : « La société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères. »
Voici les principaux thèmes développés par François à la suite des papes précédents dans Fratelli tutti, nouvelle étape dans la généalogie spirituelle de la doctrine sociale de l’Église.
LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE
Le pape François souligne que « le service n’est jamais idéologique, puisqu’il ne sert pas des idées, mais des personnes ». Il dénonce une « marginalisation mondiale » accrue par la crise sanitaire de la Covid 19, et il rappelle son opposition, déjà exprimée notamment dans Laudato si’, à la « culture du déchet » qui exclut définitivement des êtres humains de la société.
Dans Mater et Magistra, en 1961, Jean XXIII défendait « la dignité de la personne humaine, créée par Dieu selon un ordre naturel » et « collaboratrice d’une histoire concrète qu’Il fait avec elle, et qui débouche sur l’éternité ». Jean Paul II a insisté en particulier sur la dignité de la femme, notamment dans Familiaris Consortio en 1981. Il y préconisait aussi l’amour et le respect des personnes âgées, que François recommande avec insistance dans Amoris Lætitia en 2015 : le pape Bergoglio y dit qu’« une civilisation où il n’y a pas de place pour les personnes âgées, ou qui les met au rebut parce qu’elles créent des problèmes, est une société qui porte en elle le virus de la mort, parce qu’elle arrache ses propres racines. » François revient sur ce point dans Fratelli tutti, appelant à se rendre compte du risque « qu’isoler les personnes âgées, tout comme les abandonner à la charge des autres sans un accompagnement adéquat et proche de la part de la famille, mutile et appauvrisse la famille elle-même ».
LE RESPECT DES PLUS FRAGILES
Les papes successifs ont constamment défendu le respect de la vie humaine de la conception à la mort naturelle. Ils ont intégré peu à peu ce respect de la vie à une « écologie intégrale » ainsi récapitulée par François : d’une part, celle-ci a associé la défense des hommes à celle de la nature, création divine, et d’autre part, elle a manifesté le souci de défendre les hommes à toutes les étapes de leur vie, notamment dans le monde du travail. En soulignant l’importance de l’idéal du Bon Samaritain dans Fratelli tutti, François montre combien chacun doit savoir donner avant tout son temps aux blessés de la vie. À l’inverse, il déplore que notre société moderne malade cherche à se construire en tournant le dos à la souffrance.
Dans le contexte tragique de la crise sanitaire actuelle, il dénonce une pratique accrue de l’euthanasie : « Nous avons vu ce qui est arrivé aux personnes âgées dans certaines parties du monde à cause du coronavirus », ou même avant, « à cause des vagues de chaleur », comme en 2003 ou en 2015. Avant lui, en 1995, dans son encyclique L’Évangile de la vie, Jean Paul II dénonçait la légalisation de l’avortement et de l’euthanasie comme « un grave effondrement moral », vis-à-vis de pratiques où la médecine « défigure son visage ».
UNE CRITIQUE RENOUVELÉE DE L’INDIVIDUALISME DANS L’ÉCONOMIE LIBÉRALE
François dénonce dans Fratelli tutti « un modèle économique fondé sur le profit, qui n’hésite pas à exploiter, à exclure, et même à tuer l’homme ». Il s’inscrit ici dans la tradition de la Doctrine sociale de l’Église, en citant l’encyclique Quadragesimo anno écrite par Pie XI en 1931, deux ans après la crise économique de 1929 et quarante ans après le texte fondateur de Léon XIII Rerum novarum : Pie XI, le « Pape antitotalitaire » qui condamna le communisme et le nazisme en 1937, avait fustigé auparavant « l’esprit individualiste dans la vie économique », en parlant d’une « dictature économique » sur une vie « devenue horriblement dure, implacable, cruelle ». Il avait dénoncé deux fléaux, « d’une part le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent ».
LA FONCTION SOCIALE DE LA PROPRIÉTÉ ET LA DESTINATION UNIVERSELLE DES BIENS
François appelle à remettre l’accent sur la fonction sociale de la propriété. Il cite ici Jean Paul II : en 1991 dans Centesimus annus, à l’époque de la chute du communisme en Europe de l’Est, tout en admettant le bien-fondé de la libre entreprise, le « pape polonais » soulignait que « Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne ». Dès 1981, dans sa première encyclique sociale sur la dignité du travail humain Laborem exercens, Jean Paul II, que François cite encore ici, proclamait le principe de l’usage commun des biens créés pour tous comme le « premier principe de tout l’ordre éthico-social ».
Paul VI déclarait dès 1967 dans Populorum progressio, cette véritable charte du développement, que les autres droits, y compris celui de la propriété, n’en doivent « pas entraver, mais bien au contraire faciliter la réalisation ». Rappelant que Benoît XVI et Paul VI ont déclaré que « chaque homme est appelé à se développer », et rappelant le soutien de Jean Paul II en 1991 au « droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès », le pape François souligne dans Fratelli tutti que « le droit de certains à la liberté d’entreprise ou de marché ne peut se trouver au-dessus des droits des peuples et de la dignité des pauvres, pas plus qu’au-dessus du respect de l’environnement ». Déjà dans Laudato Si’ en 2015, le pape avait appelé à la « subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens de la terre », et donc au « droit de tous à leur utilisation ».
UNE CHARITÉ SOCIALE ET POLITIQUE
François constate que « le marché à lui seul ne résout pas tout ». Il rejette le leurre des « notions magiques du « ruissellement » et des « retombées » de la richesse, comme seuls moyens de résoudre les problèmes sociaux ». Il cite ici cet avis de Benoît XVI dans Caritas in veritate en 2009 :
« Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique ». Et il déplore que la crise financière mondiale de 2008 n’ait pas servi de leçon pour réfléchir à une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques. Pire, on s’est orienté depuis vers « plus d’individualisme » !
François rappelle ici, comme dans Laudato Si’, que « la politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie ». Parlant « d’amour politique », il rappelle que la politique « est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun », selon sa définition de novembre 2013 dans Evangelii gaudium, qui reprend une formule de Pie XI dans Quadragesimo anno. Cela suppose selon François « un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste ». François cite encore Pie XI déclarant en 1927 que l’élaboration de « processus sociaux de fraternité et de justice pour tous » entre « dans le champ de la plus grande charité, la charité politique ». Il reprend aussi l’expression de « civilisation de l’amour » que Paul VI avait formulée en concluant l’Année sainte de 1975.
L’ACCUEIL DES ÉTRANGERS ET LE PROBLÈME DES MIGRANTS
Dans Fratelli tutti, François aborde le problème complexe des migrants. Il appelle à « trouver le juste équilibre entre le double devoir moral de protéger les droits de ses propres citoyens, et celui de garantir l’assistance et l’accueil des migrants ». Dans Caritas in veritate, Benoît XVI considère que le phénomène des migrations « requiert une politique de coopération internationale forte et perspicace sur le long terme » en partant « d’une étroite collaboration entre les pays d’origine des migrants et les pays où ils se rendent ». Dans ce texte, il appelle déjà à « sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés ».
François appelle à « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer » les migrants, et à leur appliquer le concept de citoyenneté, « et en même temps favoriser le développement des pays de provenance par des politiques solidaires ». Il considère comme Paul VI dans Populorum progressio que « l’aide au développement des pays pauvres » entraîne la « création de richesses pour tous ». Le droit de pouvoir émigrer en cas de nécessité, menace de mort, guerre, famine, avait déjà été affirmé d’abord par Pie XII puis par Paul VI avant Benoît XVI et François. Toutefois, dès le mois de décembre 2019 à Rome, François a attesté aussi le « droit de ne pas devoir émigrer », c’est-à-dire de pouvoir rester dans son pays natal, grâce à une coopération internationale contre la misère.
LE REJET DE LA GUERRE À L’ÉPOQUE DE LA MENACE NUCLÉAIRE
François propose « avec les ressources financières consacrées aux armes ainsi qu’à d’autres dépenses militaires », de créer un Fonds mondial contre la faim et pour le développement des pays les plus pauvres, « de sorte que leurs habitants ne recourent pas à des solutions violentes ou trompeuses ni n’aient besoin de quitter leurs pays en quête d’une vie plus digne ». Paul VI avait déjà souhaité une telle initiative dans Populorum progressio en mars 1967. À Hiroshima et Nagasaki, villes martyres de 1945, François lance en 2019 un appel retentissant à renoncer aux armes nucléaires.
Jean XXIII écrivait en 1963 dans Pacem in terris : « Il devient impossible de penser que la guerre soit un moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits. » Paul VI en 1965, dans son discours à l’ONU (prononcé en français, langue qui, disait-il « à la magistrature de l’universel ») avait lancé cet appel solennel au monde entier : « Jamais plus la guerre ! », « les uns avec les autres, pas l’un au-dessus de l’autre, jamais plus les uns contre les autres, les uns pour les autres, les droits et les devoirs de l’homme ». Devant les effets destructeurs redoutables des armes nouvelles, Jean Paul II avait appelé à une réflexion salutaire sur l’utilité de renoncer à leur emploi. Aujourd’hui, François veut promouvoir une « culture de la rencontre », pour que les hommes retrouvent le chemin de la bienveillance, qui consiste à vouloir le bien d’autrui. C’est aussi le chemin de la paix.
- Denis Lensel - Publié le 08/11/20 sur Aleteia